5) LES FÊTES ET LES JOURS

L’année celtique, bâtie sur un calendrier lunaire, avec un mois intercalaire tous les cinq ans, est divisée nettement en deux saisons, Hiver et Été, ce qui fait que son axe princier va du 1er novembre au 1er mai. Répétons-le : le calendrier celtique, donc le festiaire druidique, n’a strictement aucun lien avec les solstices, contrairement à ce qu’affirment de vagues néo-druides qui ont puisé leurs connaissances et leur tradition dans leurs fantasmes[266]. En réalité, les fêtes druidiques ont lieu quarante jours après un solstice ou un équinoxe : cela s’explique parfaitement, la quarantaine étant la période d’attente, d’incubation, de préparation à l’éclosion de la fête, celle-ci étant considérée comme une orgie, c’est-à-dire une cristallisation de toutes les énergies libérées.

La première fête est celle du 1er novembre, Samain ou Samhuin, en irlandais, ce qui correspond au terme gaulois samonios du Calendrier de Coligny, témoignage incontestable de l’année calendaire des Celtes du paganisme. Samain (à prononcer cho-ouinn) est étymologiquement la « fin de l’été », autrement dit le début de l’Hiver. C’est le premier jour de l’année nouvelle, ou plutôt la première nuit, puisque les Celtes comptent par nuits. On peut s’étonner que le Nouvel An coïncide avec la période hivernale débutante : n’oublions pas que la croyance druidique, attestée par César, fait de Dis Pater, c’est-à-dire d’une divinité nocturne, l’origine des êtres et des choses.

C’est une fête considérable à laquelle tout membre de la communauté doit obligatoirement assister : « Tout homme des Ulates qui ne venait pas lors de la nuit de Samain perdait la raison et l’on dressait son tumulus, sa tombe et sa pierre le lendemain matin »[267]. La fête consistait en une assemblée de tous les hommes et de toutes les femmes composant la communauté. On y discutait des affaires politiques, économiques et religieuses. On y faisait des festins interminables marqués par la viande de porc et le vin. La viande de porc donne en effet l’immortalité, comme le montre la légende des « porcs de Mananann », et le vin procure l’ivresse, c’est-à-dire la transe grâce à laquelle on peut dépasser le réel apparent et appréhender le surnaturel. En effet, ce jour-là, la communauté des vivants et la communauté des morts se rencontrent. Les sidh, c’est-à-dire les Tertres où vivent les dieux et les héros, sont ouverts. Les deux mondes s’interpénètrent. La Toussaint chrétienne, qui est l’héritière de Samain, a conservé cet aspect de « communion des saints », et, dans les pays anglo-saxons, les réjouissances plus ou moins païennes de Halloween sont la suite des festins et mascarades de la fête celtique.

Ces festins étaient évidemment réservés à la classe dirigeante. Le roi et les guerriers y constituaient l’essentiel, mais on voit mal que les druides en aient été exclus. Le commun du peuple se contentait de la foire, avec tout ce que cela comportait à la fois de transactions diverses et d’amusements. Les juristes s’assemblaient également pour mettre au point tout ce qui concernait les rapports entre les individus et la collectivité. En quelque sorte, ils constituaient un véritable Parlement où étaient débattues les affaires de droit et de politique.

Le rituel est mal connu. Cependant, on sait que la veille, tous les feux d’Irlande devaient être éteints. C’est évidemment le signe que l’année meurt. Elle renaîtra au moment où les druides auront allumé un nouveau feu. Tout cela a été transféré, par les chrétiens, du 1er novembre à Pâques. Mais c’est toujours à Samain que sont censés se dérouler les grands événements mythiques, batailles, expéditions dans l’Autre-Monde, conflits avec les Tuatha Dé Danann, morts rituelles du roi, morts violentes d’un héros ayant transgressé un grave interdit. C’est aussi à Samain que le Mac Oc est conçu et qu’il naît, dans un « temps rétréci » qui équivaut à l’éternité. En effet, si Samain est le point de rencontre entre le monde divin et le monde humain, c’est que le temps normal est aboli, ou suspendu. Il s’agit d’une zone temporelle neutralisée : quand le Mac Oc s’empare du domaine de son père, il s’est fait donner celui-ci pour une nuit et un jour, c’est-à-dire l’espace de Samain, ce qui équivaut à l’éternité. Cette idée s’est perpétuée dans la Toussaint chrétienne, plus particulièrement en Bretagne armoricaine, malgré la contamination du Jour des Morts, qui est le 2 novembre. En réalité, dans la pensée celtique, il n’y a ni morts, ni vivants à Samain, pas plus qu’il n’y a de dieux ni d’humains. Il y a tout.

Sans qu’on puisse l’affirmer, il est vraisemblable qu’à cette occasion, des jeux dramatiques, rappelant les grands mythes primordiaux, étaient représentés, chacun jouant un rôle dans cet affrontement généralisé des forces en présence. Du reste, la fête durait trois jours, ce qui permettait de multiplier les activités – et les festins.

Trois mois après Samain avait lieu la fête d’Imbolc, le 1er février, vraisemblablement sous le patronage de la déesse Brigit. La fête d’Imbolc, récupérée par le christianisme et devenue la Chandeleur, est significative du milieu de l’hiver. On y exalte le feu, mais aussi l’eau lustrale. C’est une fête de purification, sens que possède toujours la Chandeleur. Mais nous sommes très mal renseignés sur les composantes d’Imbolc, toutes les références païennes ayant été écartées par les chrétiens, gênés – on le serait à moins – par le problème de la déesse Brigit qui réapparaît sous les traits de l’abesse Brigitte de Kildare, et dont la fête était le 1er février. Cela dit, Imbolc semble présenter beaucoup moins d’importance que Samain. Cette fête ne concerne pas la classe guerrière, ni le roi : elle était peut-être plus intime, plus locale.

Par contre, Beltaine, la fête du 1er mai, a une importance considérable. C’est l’autre sommet du pivot de l’année celtique. Le nom signifie « Feu de Bel » et réfère à une idée de lumière et de chaleur. C’est la fin de l’Hiver et le début de l’Été. D’où les rites du feu, particulièrement abondants, et la sacralisation de la végétation naissante. Dans une société pastorale comme celle des Celtes primitifs, et particulièrement des Irlandais, c’est le moment crucial de l’année où les troupeaux sortent des abris et vont paître dans la campagne. Les fameux Fiana du roi Finn avaient l’habitude de passer les six mois d’hiver dans les maisons des Irlandais, qu’ils avaient pour mission de protéger, mais dès le 1er mai, ils s’en allaient à travers toute l’Irlande, vivre une vie nomade. C’est également à Beltaine qu’ont lieu les invasions mythiques de l’Irlande. De toute évidence, la fête de Beltaine est une ouverture sur la vie et la lumière, une introduction dans l’univers diurne, alors que Samain marque l’entrée dans le monde nocturne, ce qu’on appelle encore en Bretagne les « mois noirs ».

Le rituel de Beltaine demeure très incertain. Certes, il s’agissait d’une fête sacerdotale, et les druides devaient y être à l’honneur. Sans doute y avait-il des cérémonies, des jeux, des assemblées, des festins. La coutume des branches plantées dans les champs, dans les jardins et sur les étables, coutume qui persiste de nos jours, est un lointain souvenir de ce rituel. Les feux dits de la Saint-Jean se déroulaient à cette date, et le roi d’Irlande devait être le premier à allumer le feu. Tous ceux qui se seraient permis de le faire avant lui auraient été condamnés à mort. On sait que saint Patrick le fit, d’ailleurs impunément, et que cela compta beaucoup, à ce qu’on raconte, dans la conversion des Irlandais à la nouvelle religion. Mais, depuis l’extinction du druidisme, le 1er mai est resté cependant la fête populaire de l’activité humaine, surtout économique. Ce n’est certes pas pour rien qu’on y a placé la Fête du Travail. Dans les pays germaniques, la nuit de Beltaine est la « Nuit de Walpurgis » durant laquelle se rassemblent tous les sorciers et les sorcières. Cela veut dire que, ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, la classe sacerdotale agit. Mais, comme les druides ont disparu en tant que prêtres, philosophes et juristes, ils réapparaissent dans la mémoire populaire sous l’aspect dépréciatif de sorciers. Cela explique en partie les rituels de conjuration extrêmement nombreux qu’on remarque dans la tradition populaire à propos du 1er mai : bénédiction des animaux et des étables, passage des troupeaux à travers des rangées de flammes ou de braises, purification magique des locaux où ont séjourné les animaux, incantations diverses pour protéger les troupeaux des maladies et des bêtes sauvages.

Si, à Samain, on entre en « dormition », à Beltaine, on donne le signe du réveil. Pendant l’hiver, le feu est invisible, caché dans les pierres, dans le bois, dans la matière inerte. Mais l’énergie que représente le feu existe à l’état de potentialité. À la fête de Beltaine, cette énergie se manifeste, accomplit une véritable « épiphanie ». Les flammes qui jaillissaient du bûcher de la colline de Tara, allumé par le roi d’Irlande, sous la protection des druides, étaient plus qu’un symbole : dans le cycle des saisons et des jours, elles étaient la preuve que de la mort pouvait jaillir la vie.

La quatrième fête, Lugnasad, se situait au 1er août. D’après la tradition, Lugnasad (étymologiquement, la « Fête de Lug ») avait été établi par le dieu Lug lui-même, à Tailtiu, en mémoire de sa mère nourricière, la déesse Tailtiu, symbole de la Mère-Irlande. La fête consistait en jeux divers et surtout en assemblées plénières. Il semble que Lugnasad soit avant tout une fête royale. Le roi y préside en effet des courses de chevaux, des joutes poétiques, mais il n’y a pas de jeux guerriers, ni de morts rituelles. Le roi, en cette époque de l’année, est supposé être en possession du maximum de sa puissance. Il le faut, d’ailleurs, puisque va commencer la période où l’on récolte les fruits de l’année. On ne peut oublier que tout cela se passe sous le patronage d’une déesse-mère qui, d’après le mythe, est morte elle-même afin d’assurer la prospérité à ses nombreux enfants. Lugnasad a disparu du calendrier christianisé, mais elle survit en partie, dispersée dans d’autres fêtes, comme celle, religieuse, des Rogations, et les nombreuses fêtes profanes des Moissons. De toute façon, l’été n’est pas propice aux longues festivités, encore moins aux festins interminables. C’est l’époque du travail intensif, où l’on prépare la venue des « mois noirs » afin de pouvoir les franchir sans dommage.

Ainsi donc, le festiaire celtique est articulé autour de quatre moments, dont deux sont particulièrement important, Samain et Beltaine. Et comme ces fêtes concernent et rassemblent un nombre considérable d’individus, on peut dire, une fois de plus, que le druidisme est une religion sociale. L’attitude individuelle n’y a aucun sens si elle n’est pas intégrée à l’activité du groupe. Cela ne veut pas dire que chaque individu n’avait pas d’autonomie : au contraire, il semble que le druidisme ait privilégié la notion de Libre-Arbitre. Mais c’est une question de justification : l’activité individuelle n’a aucune signification et est donc injustifiable si elle n’entre pas dans le cadre de la société tout entière, cette société étant – c’est du moins le but exprimé – la réalisation de la société divine. Les fêtes, comme les rites, sont l’affaire de tous. Ceux qui n’y participent pas s’excluent d’eux-mêmes de la communauté. Et si, pour une raison ou pour une autre, une fête n’est pas célébrée (cela a dû être très rare), l’équilibre de la société, et donc du monde, est menacé. Car les fêtes, comme les rites, sont des opérations de type magique ou religieux (ou les deux) qui établissent des rapports d’harmonie entre les êtres et les choses, entre les humains et les dieux, entre les forces visibles et les forces invisibles.

D’où la nécessité d’une liturgie organisée, hiérarchisée, et conçue comme étant la projection, à l’échelle humaine, de ce qui se passe sur le plan cosmique.